2013 / Nous deux / Polar / Premier prix
Concours 2013 / Journal "Nous deux" / thème : policier / 1er prix
Je tombai par hasard sur le concours annuel, doté d'un prix de 1000 €. Ma nouvelle, Eva Prim, fit l'effet d'une bombe et fut publiée le 21 mai 2013 dans leur revue. Elle me fut même redemandée et achetée par un autre journal quelques années plus tard. Je l'affectionne plus particulièrement...
Eva Prim
La fourgonnette blanche se faufile sagement entre les voies peintes. Les phares éclairent brièvement une pancarte, un panneau ou bien un coin de mur défraîchi par les intempéries. Bien à l'abri derrière le pare-brise sale, son conducteur maintient une vitesse réglementaire la plus exacte possible. L'homme a hâte d'arriver à destination, mais de préférence sans rencontrer âme qui vive… et surtout pas une patrouille de police. La dernière fois, il a bien failli être appréhendé lors d'un contrôle de routine - en fait, la veilleuse avant droite de son véhicule était grillée – et il n'a dû son salut qu'au passage providentiel d'un conducteur passablement éméché. Une frayeur qui ne doit jamais se reproduire… À l'arrière, cachée sous une couverture sale, la fille repose d'un sommeil purement artificiel. Tout à l'heure, il l'a abordée sans peine et sans heurt. Et quand il en a jugé le moment opportun, il n'a eu qu'un geste à faire pour l'endormir, comme d'habitude ! Elle n'a opposé aucune résistance, le produit anesthésiant agissant en quelques secondes. Ensuite, deux colliers de plastique pour lui lier les membres et en route ! Le parking du centre commercial est déjà loin. Il faudra bien une journée pour que sa disparition soit signalée, puis une de plus pour que les flics retrouvent la voiture abandonnée dans une allée. Et encore ! Peut-être n'est-elle qu'une banale étudiante en arts et lettres, une de ces filles à papa, frimeuse, qui passe ses journées à reluquer les garçons sur les bancs de la fac, et la nuit à…
Il déglutit, affermissant la prise de ses mains moites sur le plastique du volant. Quoi qu'il en soit, l'alerte ne sera pas donnée de suite. Quant à la voiture, elle ne restera certainement pas longtemps sur place. L'endroit est fréquenté la nuit par une faune interlope qui fait systématiquement main basse sur ce genre de petite citadine passe-partout. Aucun souci donc… Il rejette sa mèche rebelle vers l'arrière, découvrant des yeux bleus profonds. Il a encore réussi ! Son intelligence s'est, une fois de plus, révélée plus forte et plus affûtée que celle de ses poursuivants.
- Peut-être devrais-je leur donner un début de piste ? songe-t-il d'un air grave.
Laissant la ville derrière lui, il se positionne sur la file de droite, à distance respectueuse du véhicule précédent. La montre de bord luit faiblement, affichant quelques minutes après 22 heures. Il opère toujours vers 21 heures 30, heure à laquelle les gens deviennent moins attentifs, éreintés par une journée de travail. Les femmes surtout ! Les mères de famille demeurent collées à leur progéniture, et les filles tristes se terrent bien à l'abri derrière leurs serrures de laiton et leurs chaînes de sécurité. Seules quelques célibataires errent encore dans les allées moribondes des centres commerciaux. Proies faciles ! Celle de ce soir est une brunette à cheveux courts, coupés presque au carré. Sous la longue et fine jupe de toile, il a deviné les jambes minces, les hanches étroites. Le pull léger en cachemire cache sans peine une poitrine menue, presque enfantine. Il n'a pu s'empêcher de le vérifier plus tard en la couchant dans la fourgonnette. Son corps dégage une senteur douceâtre, mélange d'acidité corporelle et de parfum bon marché. C'est ainsi qu'il les préfère, minces, presque maigres. A ses débuts, inexpérimenté, il prenait peu de temps pour choisir, pressé par la peur d'être surpris. Mais depuis un an, son « modus operandi » est tout à fait au point et il fait preuve désormais d'une aisance enviable. Il repère tout d'abord plusieurs proies potentielles puis sélectionne la « finaliste » en quelques minutes d'observation. Le physique y contribue beaucoup, l'allure aussi mais également la voix et la grâce de la gestuelle.
La femme couchée à l'arrière possède une voix douce, un peu mièvre. Il n'ose pas penser à sa jouissance quand elle criera, dans quelques heures, dans la pièce insonorisée.
- Un peu plus d'une heure encore…
Malgré le désir qui titille ses nerfs, il s'obstine à respecter quand même la vitesse autorisée.
* * *
La voiture de patrouille stationnait à cheval sur le trottoir sale, son feu tournant éclaboussant le mur d'une flaque bleue couleur de désespoir. L'ambulance attendait un peu plus loin, ses portes déjà béantes pour recueillir la macabre découverte. Ses servants, tout de blanc vêtus, se terraient sur la banquette usée, à l'abri de la pluie violente. A travers la vitre du véhicule banalisé, l'inspecteur Gatien eut un mouvement d'irritation.
- Une de plus…
Il répéta mentalement la sinistre liste, y adjoignant déjà un visage cadavérique en quête d'identité tout en appuyant sur la commande des essuie-glaces, chassant pour un temps la muraille liquide qui courait sur le verre épais. Son adjoint émit un petit raclement de gorge, comme pour se donner du courage.
- Peut-on enlever le corps, patron ?
Gatien demeura un instant songeur. Une dixième victime, dix femmes en dix mois ! Et toutes de la même « main » ! Que pouvait-il y faire ? Il n'allait tout de même pas poster un agent de la force publique derrière chaque brunette du département ! Comme dans chaque affaire de tueur en série, il fallait guetter l'erreur, la petite maladresse, la plus infime faute ou bien le témoin surprise. Mais en attendant, il ne restait plus qu'à compter les victimes et enterrer les morts…
Ses yeux revinrent sur la fine forme allongée sous la pluie. Le légiste avait fait son boulot, comme lui. S'il restait la moindre chance de trouver un indice, l'averse persistante l'aurait bientôt réduite à néant. Pauvre fille ! Finir ici, sur ce trottoir sordide, loin des lumières de la ville, le corps lavé par la pluie d'un orage d'été… Il crispa les mains sur le volant, maudissant son impuissance passagère.
- Vous pouvez l'emballer, dit-il d'une voix cassée.
L'adjoint sortit sans un mot. Derrière les fenêtres closes des hautes façades, quelques curieux contemplaient la scène. En quelques secondes, les brancardiers agiles soulevèrent la dépouille ruisselante. Gatien la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière les lourdes portes d'acier. Quelques instants plus tard, l'ambulance franchit le coin de la rue tout en soulevant un arc d'eau noire.
- Je t'aurai, salopard. Un jour ou l'autre, tu fauteras… Et je serai là !
* * *
Derrière l'homme, la forme allongée a légèrement remué, laissant timidement dépasser un pied de la couverture qui la cache. Il ne l'a pas vue distinctement mais a perçu un faible gémissement. Sa passagère commence à reprendre conscience. Pourtant, il n'a pas pleuré sur l'anesthésiant ! Il résiste à la tentation d'allumer le plafonnier arrière : cela lui permettrait de mieux voir mais hélas aussi de réveiller tout à fait sa victime. En retenant sa respiration, il épie le silence qui règne désormais dans les profondeurs de la camionnette. Dix secondes, trente, une minute… Plus un mouvement, plus un bruit. Elle a dû se renfoncer dans les brumes médicamenteuses de son sommeil artificiel. Tant mieux, il ne voudrait pas être contraint de stopper le véhicule de nuit sur le bas côté ou bien sur un parking pour l'endormir à nouveau. Trop risqué…
La nuit est noire, presque palpable. A travers la lueur des phares, les arbres défilent, mornes silhouettes aux bras agités par la brise. La camionnette s'enfonce dans les ténèbres. La route est encore longue et il lui tarde d'arriver. Délivrées de la tension qui les crispait sur le volant, rendant les paumes moites d'angoisse, les mains caressent maintenant le cercle sombre. Sous les doigts, les aspérités se transforment en chair offerte. L'effet est terrible ! Il ne peut s'empêcher de repenser à l'autre, la dernière, celle qu'il a abandonnée il y a deux semaines, sans regret, à la morsure du vent nocturne et au linceul des ténèbres. Son corps était presque parfait, presque androgyne. De longues jambes bien galbées, une poitrine menue comme celle d'une jouvencelle, une gorge tendre… Sous l'avalanche de souvenirs, la voiture fait un écart. Il corrige la trajectoire en jetant un œil inquiet dans le rétroviseur. Personne ! D'une main fébrile, il attrape la bouteille d'eau minérale entamée et en avale une grande rasade. Le liquide frais lui fait du bien et manque presque de l'étouffer. A grand bruit, il expectore quelques gouttelettes sur le pare brise. La montre indique 22h50 : plus que dix minutes et…
La lumière le cueille par surprise. Il écarquille les yeux et gronde sourdement. A une centaine de mètres, la route en coupe une autre. Devant la recrudescence d'accidents à cet endroit, la municipalité a modifié le carrefour pour y adapter un giratoire. Et qui dit giratoire dit contrôle possible de police. Et justement un feu rotatif bleu s'agite sur un toit bas.
- Merde !
Il jette un rapide regard à sa vitesse : 90 ! Rien à craindre de ce côté-là, il doit s'agir d'une simple vérification de véhicule. Déjà un gendarme bleu fluo, bras levé, s'interpose entre la lumière et lui. Que faire ? Voila des mois qu'il se prépare à cette éventualité et au moment où elle survient, il en arrive encore à s'interroger. Un coup d'œil à la silhouette étendue sous la couverture le rassure : elle dort ! Si le flic ne fait pas trop preuve de curiosité, cela ira. Après tout, coincée entre une cantine en ferraille bosselée et quelques cagettes de bois blanc, la forme parait anodine…
Il actionne le clignotant droit et commence à ralentir…
* * *
Ils étaient cinq devant le grand tableau plastifié. Gatien contempla les quatre autres avec le sourire d'un père attentionné. Il les connaissait depuis toujours lui semblait-il. Son équipe comptait six personnes d'habitude mais le vieux Georges était cloué au lit depuis trois jours, depuis qu'un petit malfrat de 17 ans lui avait tiré dessus pour fuir, n'arrivant qu'à lui perforer la vésicule biliaire avant d'être ceinturé avec force. Six personnes, six entités fondues en une seule équipe… Avec douceur, il énuméra les actions entreprises et recueillit de chacun le fruit de leurs recherches. Maigre moisson ! Aucune piste nouvelle mais plusieurs fils conducteurs abandonnés. Ce travail de fourmi était ingrat mais nécessaire car il tissait et resserrait chaque jour le filet qui emprisonnerait enfin le gibier.
- Aucune piste du côté des veilleurs de nuit, rien de probant sur les récidivistes. Et les bandes de surveillance vidéo du dernier supermarché ?
L'homme avait été filmé par une caméra, aux abords d'un parking presque désert. Malheureusement, le film était de mauvaise qualité et il fallait se tordre le cou pour en tirer quelques renseignements utiles. Malgré le secours des ordinateurs, l'image était encore trouble et on y distinguait que trop brièvement un homme grand ceinturant une malheureuse femme, celle-là même retrouvée dans la ruelle la semaine dernière. Gatien repensa au corps frêle emporté trop vite par les infirmiers trempés. Il frissonna.
La réunion s'acheva sur des banalités. Chacun faisait le maximum, l'inspecteur en était conscient. Il faudrait faire appel à du renfort, du renfort et surtout à la chance. Ou bien à une personne spéciale… Il secoua la tête. Une idée s'insinuait dans les méandres de son esprit, une pensée accolée à un nom, un nom qu'il hésitait pourtant à prononcer.
- Et si je faisais appel à Eva ???
* * *
L'homme bat des mains sur le volant. Oubliée la peur qui lui tordait les tripes quelques minutes auparavant, il exulte maintenant.
- Ces idiots n'y ont vu que du feu !
Le pied qui dépassait de la couverture n'est plus visible. Sa victime a dû le rentrer dans un mouvement réflexe, pour se recroqueviller en position fœtale par exemple. Ses proies le font toujours, un acte inné pour retrouver l'illusoire chaleur et protection d'un ventre féminin. Il éclate de rire. Il les a bernés encore une fois ! Il n'y a pas à dire, il est réellement destiné à poursuivre son œuvre, épaulé par une force invisible. La pensée qu'il soit béni des dieux provoque une montée de jouissance dans son cerveau. La vitesse du véhicule s'en ressent mais il la corrige aussitôt.
- Ne prenons pas de risques quand même ! murmure-t-il en guettant le chemin creux sur la gauche.
Il réduit progressivement l'allure, laissant le véhicule glisser sur l'asphalte chaud. Sa passagère n'a plus bougé mais il est quand même temps d'arriver. Il récapitule les gestes qu'il va faire dans quelques minutes. D'abord mettre la camionnette au garage, à l'abri des regards. Vu l'éloignement de son domicile par rapport aux autres habitations, le risque est pratiquement nul mais on ne sait jamais. Ensuite, il va amener sa prisonnière dans la chambre rouge. Le temps de la débarrasser de ses vêtements mal seyants, il la lavera entièrement dans la baignoire puis la couchera sur la table de massage. Ensuite…
Il ne veut pas penser à la suite, pas maintenant. Autant garder cela pour plus tard. L'embranchement se rapproche. Il met son clignotant et pèse sur le frein. Docilement, le véhicule perd de la vitesse puis s'engage dans le chemin vicinal. L'air emprunte désormais des senteurs d'herbes folles, des fragrances d'acacias épanouis. La poussière se soulève en de lourdes volutes ocre qui retombent mollement sur le sol. Dans les champs, le bétail se repose, confuses ombres chinoises sur l'écran du ciel étoilé. Parfois, deux yeux luisent brièvement, ceux d'un chasseur nocturne en quête d'une proie malheureuse.
- La nuit est le royaume des prédateurs, murmure-t-il en savourant chaque mot.
La barrière est ouverte, il pénètre dans le jardin désert. Le gravier crisse sous les roues. Les platebandes sont bien agencées, des espèces rares y côtoient des essences communes. L'homme aime ce qui est beau, et son jardin est une vitrine de couleurs. Il stoppe devant la porte de bois sombre, déverrouille les hauts battants et entrouvre le garage. Il y fait disparaître le véhicule. Les feux arrière lancent un dernier éclair pourpre avant de s'éteindre sans bruit. Les portes se ferment sur les ténèbres…
* * *
Gatien demeurait assis sur le petit pouf tunisien en cuir châtain, lointain souvenir de vacances du temps de Madame. La maison était silencieuse. Dehors, la nuit avait depuis longtemps pris possession des rues vides. La chaleur du jour avait poussé l'aiguille du thermomètre dans ses ultimes retranchements, et la fraîcheur des heures mortes se déposait sur chaque chose comme un baume apaisant. Les rues étaient désertées, seuls quelques véhicules éteints les hantaient de leur présence mécanique. La vieille maison craquait de partout. La température diurne fuyait la charpente centenaire et jouait avec les tuiles râpeuses. Les volets et les hautes fenêtres closes y interdisaient tout regard indiscret. Toutes les lumières étaient éteintes, toutes sauf une banale lampe de chevet coiffée d'un abat-jour vieil or. Le rond de lumière avait bien du mal à rendre visible les rares objets supportés par l'antique table basse. Seul le socle et le combiné noir du téléphone demeuraient en pleine clarté, capturant les rayons de l'ampoule comme de fragiles papillons. Le « sans fil » demeurait muet. En fait Gatien n'attendait pas d'appel. Posé sur le bois patiné, un désuet carnet à spirales usé, écorné et jauni, bâillait sous la lampe. Une petite lettrine rouge servait de repère pour la page ouverte. Un « P »… « P » comme…
L'inspecteur sursauta. Il fixait l'unique nom inscrit sur la feuille quadrillée serré. Un simple nom, un banal numéro de téléphone, 06 puis d'autres chiffres qui dansaient sur les lignes comme de malins lutins. Un numéro de portable, celui d'Eva… Eva Prim ! Un frisson parcourut le dos du policier, comme un doigt glacé courant sur la peau.
- Il faudrait que je l'appelle ! murmura-t-il.
Depuis soixante minutes environ, il hésitait à décrocher le combiné. Eva l'avait aidé deux fois par le passé. Deux affaires épineuses de ce genre, et toujours avec succès. Elle ne connaissait pas l'échec, jamais. Ses aptitudes personnelles lui permettaient de remonter une piste aussi sûrement qu'un saumon la rivière de son enfance. Mais le prix à payer était lourd, très lourd. Par deux fois, Gatien avait honoré sa dette, s'arrangeant avec sa conscience. Une troisième fois serait sûrement une fois de trop. Pourtant, y avait-il quelque chose d'autre à faire ? Et puis il y avait une vérité qu'il refusait d'admettre. Penser à Eva c'était replonger dans les sentiments troubles. Il niait l'évidence mais à chaque fois qu'il prononçait son prénom, sa gorge s'asséchait et son cœur se mettait à battre comme un tambour à l'approche de la bataille. Et pourtant, s'il existait un amour impossible, c'était bien celui-la…
Brusquement il jura, se traitant de tous les noms. Il ôta le « sans fil » de son support puis composa lentement les dix chiffres fatidiques, tout en essayant de soulager sa conscience :
- Depuis le temps, le numéro ne sera peut-être plus valable…
* * *
Le garage sent l'huile minérale et le chou tiède. La porte de la fourgonnette est ouverte. L'homme charge le corps souple sur son épaule droite puis progresse lentement mais sûrement à travers la maison sans vie. Depuis son plus jeune âge, il a appris à parcourir la vieille demeure dans l'obscurité, et surtout sans bruit. Quand ses parents dormaient, abrutis par le mauvais alcool, il savait se glisser dans la cuisine aux parements ébréchés pour disputer les reliefs de repas abandonnés aux cafards et aux souris. Une seule fois sa mère s'était réveillée… et il avait souffert huit jours durant !
Ses parents ne sont plus de ce monde. Cirrhose pour le père, un peu arrangée il est vrai. « Pas étonnant qu'il ne se soit pas aperçu de suite que la bouteille à étoiles contenait de la soude caustique » dira le médecin face à la dépouille ravagée. La mère a suivi, emportée en quelques mois par un cancer sournois. Le danger n'existe plus aujourd'hui mais pèse encore sur son esprit comme un fantôme malfaisant. L'homme en a gardé cette attitude d'enfant empreinte de silence et de discrétion. Il avance dans le couloir. Il ne compte même plus ses pas et s'arrête juste devant la porte de bois blanc qu'il pousse du coude. Dans ses bras, la fille est toujours inconsciente. Par réflexe, il baisse un peu la tête, non que l'encadrement soit bas mais plutôt parce qu'il s'apprête à déposer son fardeau sur la table de skaï noir. De fortes lanières beiges pendent de part et d'autre comme de sinistres lambeaux de peau morte. Le cuir est taché d'auréoles de peur, de sueur et de douleur. Il ouvre un placard et y puise une petite mallette plate qu'il dépose sur une paillasse carrelée. Il ne lui faut que quelques secondes pour remplir la seringue et injecter le produit anesthésiant dans le bras flasque. Il rince tranquillement les instruments, jette le coton désinfectant dans une poubelle de plastique vert puis se lave les mains, les savonnant longuement. Le bruit de l'eau éclaboussant l'inox est le seul son qui transparaît dans la demeure… Bientôt il s'éteint…
* * *
Gatien somnolait, le corps engoncé dans le fauteuil déchiré. Il avait laissé la lampe allumée mais la fatigue accumulée ces derniers jours avait eu raison de son attente. Il avait étalé sur la table le contenu de ses dossiers personnels. Des feuillets couverts d'une écriture serrée s'y disputaient la place avec quelques images sur papier glacé. Des cercles au marqueur rouge entouraient certains passages de texte, un mot par ci par là, des bouts de phrase, une amorce d'idée ou bien de piste. Sur les photos, du rouge également, mais qui n'avait rien à voir avec le marqueur…
Un carillon tinta dans une chambre annexe. Sa voix aigrelette perça les brumes qui pesaient sur son esprit. Il enregistra les coups : trois heures ! Il repensa à Eva : elle ne viendrait pas ! Tout à l'heure, il avait laissé un message laconique sur le répondeur, sans arriver à déterminer si le numéro était encore d'actualité :
- Eva, heu… bonsoir, c'est Gatien ! (Il avait hésité un peu puis s'était lancé) Je voudrais te voir si possible… Vite !
Il avait doucement raccroché puis, pour tromper l'attente, s'était réfugié dans la relecture des dossiers. Au bout d'un temps indéterminé, vaincu de fatigue, il s'était posé dans le fauteuil pour mieux se concentrer…
Il se décida à bouger. En pensée de prime abord, pour apprivoiser les muscles engourdis. Se lever puis se diriger vers la chambre : il serait bien mieux allongé dans son lit. Il ébaucha le geste mais ne l'acheva pas. Près de lui, une voix murmura lentement :
- Bonsoir Gatien…
* * *
L'homme prépare la baignoire. L'eau s'écoule à gros bouillons, soulevant une mousse odorante à base de monoï. Le parfum sucré flatte ses narines frémissantes. Il contrôle savamment la température : 37°, pas un de plus ! Gant de crin, savon, shampoing. La panoplie est complète et attend sagement sur une petite desserte roulante en acier poli. D'un œil expert, il jauge le niveau de l'eau et le compare mentalement au volume supposé du corps qui attend patiemment sur la table. S'il n'y a pas assez d'eau, il aura du mal à préparer la fille. Et s'il y en a trop, elle se noiera…
Sa main agite avec douceur la mousse blanche. Satisfait, il coupe l'arrivée d'eau au mitigeur. Il se relève et essuie ses mains humides sur une large serviette immaculée. La pièce ressemble à une salle de bain de clinique : carrelée, presque aseptisée, la blancheur de la faïence fait presque mal aux yeux. L'homme consulte sa montre : il est temps !
* * *
L'inspecteur était tétanisé. Suivant le son de la voix, ses yeux lui révélèrent une forme sombre près de lui, presque à le toucher. La lampe de chevet paraissait malade et sa lumière mourante n'arrivait pas à éclairer correctement le visage grave penché sur lui. Il frémit. La silhouette restait dans l'ombre protectrice et les traits de sa figure, noyés dans une mer sombre, étaient comme gommés. Cela l'importait peu : il savait.
- Tu m'as appelé ?
Les mots étaient doux, presque susurrés comme par une bouche aimante. Il ne l'avait pas entendu entrer, et d'ailleurs comment avait-elle fait ? Toutes les issues étaient verrouillées ! Mais il est vrai qu'elle se riait des obstacles de ce genre, cela faisait partie de son personnage. Une fragrance suave jouait avec ses sens, un parfum, « Poison », de Dior, qu'il connaissait bien.
- Bonsoir Eva !
Gatien se redressa, arrangeant un peu l'ordonnance de sa robe de chambre baillant sur le pyjama défraîchi. Glissant une main dans ses cheveux, il se mit debout, arpentant un peu la pièce pour se donner bonne contenance. La forme derrière lui n'avait pas bougé mais ses yeux amusés suivaient les allées et venues du policier. Prenant son courage à deux mains, Gatien s'arrêta face à sa mystérieuse visiteuse. Il laissa échapper un sourire crispé.
- Oui, je t'ai appelé. En fait, j'ai besoin de toi…
Elle émit un petit rire clair. De sa main gantée, elle désigna la table jonchée de documents.
- C'est pour lui que tu m'as fait venir ?
Il avala péniblement sa salive. Il savait qu'il pourrait facilement la convaincre : elle adorait résoudre les énigmes de ce genre. Mais tout travail méritait salaire, et c'était là que le bât blessait. Malgré sa détermination à stopper le tueur en série, il n'était pas décidé à la laisser agir une fois de plus à sa guise. Le plus dur allait être de lui faire comprendre.
- Oui. C'est une histoire qui a commencé…
- Ne dis rien, le coupa-t-elle. J'ai lu tes notes, j'ai vu les photos, tout cela pendant que tu dormais.
Il demeura muet. Il n'y avait plus rien à expliquer sauf…
- Je ne voudrais pas simplement l'empêcher de nuire. Je voudrais aussi le capturer… vivant !
Elle ne répondit rien. Le silence s'installa, si lourd et si étouffant qu'il en devenait presque palpable. Au bout de quelques minutes, elle se leva dans un froissement d'étoffes.
- Je ferai mon possible, conclut-elle avant de se diriger vers la porte. Mais avant, conduis-moi vers elles…
* * *
Le corps glisse doucement dans l'eau. L'homme arrange la tête, la calant sur un petit coussin en plastique rouge. Il s'empare de l'éponge et mouille patiemment la peau dénudée. La déshabiller n'a pris qu'une seconde. Au passage, il a effleuré la poitrine menue et promené ses doigts dans la toison fine et douce comme un petit nid d'oiseau. Il en a été tellement troublé qu'il a failli lâcher le corps abandonné dans ses bras vigoureux. Sous sa main fébrile, l'eau est chaude et calme un peu son excitation. Il savonne patiemment chaque recoin de peau, comme une mère lavant son enfant. Cela lui prend vingt bonnes minutes. L'esprit et le corps engourdi par la piqûre, la fille ne s'est pas réveillée. Quand il la juge prête, il la roule dans la serviette de bain et l'emporte vers la table. Les gouttes sont vite aspirées par le tissu épais. Il arrange le corps et lie les membres à l'aide des sangles beige. Un dernier regard d'ensemble, comme un cuisinier vérifiant son plat avant de le servir et il sourit de satisfaction.
* * *
L'employé se fit un peu tirer l'oreille. L'heure n'était plus aux visites, même avec une carte officielle. Gatien eut recours à une poignée de billets bleus pour vaincre les dernières réticences du jeune étudiant en médecine. En maugréant, ce dernier ouvrit deux tiroirs et tira les plateaux. Quand l'inspecteur lui demanda de sortir quelques minutes, il crut que l'autre allait refuser. Deux autres billets plus tard, il se retrouva enfin seul. Le silence régnait dans la pièce violemment éclairée. Gatien coupa les néons, ne gardant que la petite lampe du bureau d'angle. Il ne restait plus qu'à attendre…
* * *
L'homme se prépare à son tour. Il s'immerge dans le bain encore chaud, mêlant ses effluves corporels à ceux de sa victime. Il frotte sa peau entachée de sueur, insistant sur la poitrine velue. Il s'attarde sur ses mains, de longues mains bien plates nanties de doigts effilés. Il les contemple avec respect. S'il a réussi, c'est grâce à son intelligence, bien sûr, mais aussi grâce à ces deux mains courageuses qui n'ont pas hésité à abattre de la besogne. Il les élève à la lumière et les agite comme deux oiseaux gracieux dans un air ascendant. De fines gouttelettes d'eau se détachent des doigts longilignes et retournent sans bruit à la mer originelle. Un bruit le fait sursauter, comme un chuchotement dans la pièce à côté. Il sourit : la fille doit se réveiller lentement. Il savoure la suite : elle va jeter des regards affolés, secouer vainement ses membres entravés, gémir puis appeler. Il s'avancera alors, et la peur qu'il lira dans ses yeux sera le prélude d'une jouissance sans prix, une fête des sens qui durera longtemps, oh si longtemps !!!
Il s'extirpe du bain tiède, frotte son corps avec une serviette blanche puis ouvre l'armoire afin de s'habiller…
* * *
Dix minutes d'attente dans l'obscurité puis une présence à nouveau. Un discret froufrou sur la droite, Eva s'avança sans bruit. Sans un regard vers le policier, elle s'approcha des plateaux puis stoppa juste entre les deux. Ses yeux rapides allaient de l'un à l'autre, à l'affût d'un indice. De sa main gantée de sombre, elle souleva le drap de droite. La femme apparut, blanche, cadavérique, son visage jadis rieur figé par la souffrance et le froid polaire du compartiment réfrigéré. Eva posa le doigt sur la cicatrice ventrale : l'homme ne se contentait pas de les violer, il les disséquait tel un rat de laboratoire en les regardant souffrir le plus longtemps possible… Gatien n'osa pas bouger : à cet instant précis, le chasseur allait devenir gibier, traqué par un prédateur d'un tout autre genre. Avec componction, Eva se pencha sur la femme. Le nez à quelques centimètres de la peau blafarde, les yeux fermés, elle laissait ses sens agir. En quelques secondes, elle trouva ce qu'elle cherchait : la piste olfactive était ténue mais bien réelle. Se retournant, elle souleva l'autre linceul amidonné puis confirma sa recherche. Elle se redressa, une lueur jaune au fond des yeux.
- Je t'appellerai, murmure-t-elle à Gatien en passant la porte.
Il soupira. Désormais, il ne parierait plus un seul centime d'euro sur les chances du tueur. Il expira lentement l'air de ses poumons puis s'en alla quérir le préposé de la morgue afin qu'il range les corps. Il allait rentrer maintenant et tenter de trouver le sommeil quelques heures, sans penser au prix qu'il lui faudrait acquitter par la suite…
* * *
L'homme s'avance lentement vers la table. Il est recouvert de cuir de la tête aux pieds tel un dieu nordique. Bien à l'abri dans sa carapace épaisse de « Maître du monde », il domine la fille. Celle-ci dort toujours, la tête tournée sur le côté gauche. Il en conçoit un certain regret. Son arrivée ainsi vêtu déclenche toujours chez ses victimes une peur justifiée qu'il savoure comme un bonbon sucré. Sur le côté, la desserte en acier poli attend son bon vouloir. Bien à plat sur des linges immaculés, d'étranges instruments capturent la lumière crue des néons pour la rejeter sous forme d'éclairs brefs. Tout est prêt… Tout est prêt et pourtant l'homme ressent une pointe de mécontentement. Cette absence de réaction chez sa victime est un mauvais point. Il saisit la tête, soucieux. L'anesthésique aurait dû cesser d'agir depuis au moins dix bonnes minutes. Pourquoi ne s'est-elle pas réveillée ? Serait-elle… Il amène le visage vers lui, deux doigts gantés enserrant la gorge menue. Il sursaute. Sur le côté du menton, une marque rouge s'étale. L'homme pense aussitôt à un coup de poing bien asséné, replongeant la femme dans son sommeil. Il repense au bruit entendu tout à l'heure. Aurait-elle pu s'assommer ainsi, dans un mouvement désordonné des poignets ? Les mains sont pourtant bien attachées… Au moment où il va vérifier les courroies, une odeur étrangement proche chatouille ses narines, un mélange de parfum coûteux et de senteur de grand fauve. Une poigne terrible lui saisit l'épaule et le fait pivoter sur place. L'instant d'après il hurle sans retenue…
* * *
Gatien passe deux journées à tourner en rond. Il n'a pas de nouvelles d'Eva mais cela ne le tracasse pas trop : il s'écoule parfois plusieurs jours avant qu'elle ne donne signe de vie. En revanche, il ne se sent pas bien, des vertiges et une toux irritante. Consulter le médecin ne lui prend que quelques minutes. Le temps de passer à la pharmacie, il réintègre sa maisonnette, se prépare un maigre repas qu'il n'ingère même pas. Fatigué, fiévreux, il absorbe sa dose médicamenteuse et se glisse sous la couette. Deux gorgées d'eau plus tard, il sombre dans un sommeil artificiel empli de femmes hurlantes poursuivies par une ombre vindicative.
La main se pose sur le front moite. D'un revers de gant mouillé, elle débarrasse les tempes de leur sueur aigre, apportant un peu de fraîcheur au cerveau enfiévré. Les yeux s'agitent convulsivement derrière les paupières closes qui s'ouvrent soudainement. L'homme gémit.
- Chuut ! Tu as fait un mauvais rêve. Repose-toi…
Gatien distingue la forme à travers les brumes qui adhèrent encore à ses pupilles. La vision devient plus nette. Il sourit faiblement.
- Je suis malade, Eva. Je suis désolé…
Elle lui rend son sourire tout en prenant sa main qui tremble.
- Cela ne fait rien. De toute façon, tu n'es plus en dette avec moi.
Il la fixe sans comprendre, une foule d'interrogations dans le regard.
- Nous sommes quitte, continue-t-elle. J'ai attrapé ton gibier tueur de femmes. Je suis arrivé juste à temps pour tirer de ses griffes une nouvelle victime…
Elle rit de son trouble.
- Rassure-toi, reprend-elle, il est bien vivant. À l'heure qu'il est, il gît sur une table de dissection. Je l'ai un peu « travaillé » pour lui apprendre les bonnes manières, il fallait bien que je retire quelques satisfactions de ma chasse. Il lui manque juste le majeur de la main droite, ainsi qu'un peu de sang : on ne se refait pas !
Elle pose près de lui un petit paquet taché de rouge. Gatien se sent au bord de la nausée.
- Il ne recommencera plus ! D'autant plus que j'ai appelé ton adjoint de ta part en lui glissant nom et adresse – Elle dépose un papier sur la table de nuit - Quant à la fille, elle doit être libre maintenant. Attends-toi à ce que le téléphone rougisse une fois que je l'aurai rebranché.
- Tu… tu l'as débranché ?
Elle glissa une main douce sur sa joue.
- Tu avais grand besoin de sommeil. Tu devrais faire un peu plus attention à tes horaires.
Gatien se redresse péniblement. Dans son crâne, une fanfare tonitruante joue comme si sa vie en dépendait. Mais il a besoin de réponses…
- Tu l'as repéré facilement ?
- J'ai senti sa peur et sa folie. Je suis ensuite retourné sur les lieux de ses exploits. L'un d'eux m'a conduit à une fourgonnette sombre. Le dénicher n'a été qu'un jeu d'enfant…
- Tu es la meilleure, soupire-t-il en s'adossant contre l'oreiller mouillé de transpiration.
- Nous sommes quitte, répète-t-elle. J'ai vu ce qu'il a fait aux malheureuses. Un tel type qui ne s'en prend qu'aux plus faibles uniquement pour le plaisir de faire souffrir ne mérite pas de vivre. Les grands fauves ont au moins l'excuse de se nourrir, sans fioritures. Si tu ne m'avais pas demandé de l'épargner…
Elle laisse sa phrase en suspend puis émet un petit rire clair, comme une trille d'oiseau.
- Et puis tu n'es pas en état de me payer, lance-t-elle en jetant un regard aux deux cicatrices rondes que le policier arbore à la base du cou. Je risquerais d'attraper ta fièvre…
Derrière les persiennes, le jour commence à poindre timidement. Gatien soupire :
- Il faut que tu t'en ailles… Et je le regrette.
Elle dépose un chaste baiser sur ses lèvres chaudes puis arrange la dentelle de sa robe.
- Moi aussi je t'aime, répond-elle simplement à la question qu'elle devine derrière les yeux fiévreux. Et c'est une folie…
Au moment de franchir la porte de la chambre, elle se retourne :
- Au fait, pourquoi as-tu classé mon numéro de téléphone à la lettre P en m'affublant de ce nom idiot ? Eva Prim ! C'est à cause des chasseurs ?
- Simplement parce que j'ai un faible pour les anagrammes, répond-il en lui souriant faiblement.
* * *