...Mon mari est enterré ici, je viens de repenser pour la dernière fois aux rares moments de joie avec lui. Il est temps de l'oublier.

-- Vous ne paraissez pas le porter dans votre cœur.

- Il me frappait, répondit-elle en faisant crisser le gravier sous ses talons plats. Au début c'était un être doux et compréhensif mais il n'a pas su s'adapter aux impondérables de la vie. La moindre chose était sujet de contrariété, de discussion, et comme il était trop lâche pour s'en prendre à ses patrons ou autres, il se rattrapait sur sa femme et ses enfants...

- Il... il vous frappait ?

- Oui, mais dans notre société, malgré les campagnes d'information et les numéros d'urgence, on n'apprend pas aux hommes perdus comment s'en sortir, à plus forte raison s'ils y prennent du plaisir... Alors aujourd'hui, pour mes enfants et moi-même, c'est plutôt un jour faste, une délivrance si vous préférez. Mais n'allez pas en conclure, inspecteur, que j'ai une part de responsabilité dans son assassinat.

- Il y a pourtant un tueur, et il n'a pas éliminé que votre mari.

Audrey s'arrêta, fixant Romain.

- Ah oui, et qui d'autre je vous prie ?

- Je n'ai que l'embarras du choix : Francis Mesnard, Marie-Ange Fauconnet, Jérôme Grasset...

- Je ne les connais pas.

- ...Roger Rossignol, Pascal Duret, Arnaud Balan-Goupil...

La jeune femme demeura songeuse, le regard perdu au-delà des murs de pierre. Elle afficha soudain un timide sourire sur son visage blême. Romain eut aussitôt le sentiment qu'elle savait, qu'elle avait la réponse à toutes ses questions mais que, par contre, rien ne pourrait l'obliger à parler...

- Le premier nous a emmerdés pendant au moins dix ans, le second est responsable de la mort de ma sœur. Quant au dernier, il a voulu profiter de la maladie de ma mère pour la spolier de l'argent de la vente de son cabinet. Vous savez, inspecteur, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, je ne risque pas de les pleurer...

- Quelle que soit votre opinion, ces gens ont bien été tués par une seule et même personne, et vous savez laquelle.

- Et vous comptez sur moi pour vous le dire ?

Audrey s'avança vers la sortie. Devant le portail, Lætitia les attendait.

- Il faut me le dire, Madame Molliet. Cet homme a tué et peut encore le faire. Et je sais qu'il est de votre famille. Il a quand même assassiné votre mari, ne l'oubliez pas.

- Je ne l'oublie pas, murmura la jeune femme. La société est sensée nous protéger contre ceux qui nuisent à notre vie, et chacun doit s'en remettre à son jugement et respecter ses lois. Parfois, elle est pourtant impuissante à combattre les mesquineries et la médisance, faute de preuve ou bien de peine prévue à l'encontre du préjudice moral. Il arrive alors qu'un homme se dresse pour réparer les torts, défendre la veuve et l'orphelin en se substituant à elle.

- Mais cet homme est hors la loi ! Personne ne peut rendre sa propre justice sinon ce serait l'anarchie !

- Peut-être mais il est bon de découvrir de temps à autre que cette possibilité existe. Cela permet aux plus humbles de garder l'espoir, la foi en une justice immanente...

Audrey désigna les tombes parsemées et fleuries :

- Nous finissons tous ici, dans la même égalité. Mais certains n'agissent que selon leur propre loi et ils causent du tort aux autres. Et vous savez, inspecteur, celui qui en subit le plus les conséquences c'est toujours le gentil, le doux, celui qui est le plus respectueux des autres, car même en cas de conflit, il cherchera toujours la meilleure solution pour ne pas trop enfoncer son prochain : les salauds appellent cela de la faiblesse, les gentils du tact ou de la convivialité...

- Je dois agir, Madame. Comprenez bien que vous êtes au centre d'une affaire criminelle : il y a plusieurs victimes et la loi exige un coupable. Je dois le trouver et surtout l'empêcher de nuire. Et vous savez qui il est et où le trouver. Vous devez m'aider.

- Je ne vous dirai rien. Vous faites votre travail, je le conçois. Et vous cherchez un homme pour l'empêcher de nuire mais c'est inutile...

- Pourquoi cela ?

- Simplement parce qu'il est déjà mort, répondit Audrey en désignant le cimetière...