2025 / Bourbon l'Archambault /Thème : au-delà / Prix Robert Chaput
Âme en peine
- Ça recommence…
Sylvain Cogneray tendit l'oreille. Dans sa robe de chambre défraîchie, usée et délavée par les lessives, il ressemblait à un gros hibou emprisonné dans une ramure pelucheuse. Le fauteuil Voltaire, ultime témoignage d'un glorieux passé, peinait à contenir la masse du vieil homme. Dame, un bûcheron de son acabit, ça prenait déjà de la place à 30 ans, alors à 75... Sous la peau flétrie par les années et le grand air, les muscles avaient lentement fondu, remplacés sournoisement par de la mauvaise graisse. « Tu prends du bide ! » répétait à loisir sa femme Louise… Louise ! Un visage d'ange mais un caractère de vache ! Les premières années avaient été radieuses, la promesse d'une moisson abondante, d'un bonheur sans nuage. Moisson abondante, je t'en foutrais ! Son ventre avait conservé la stérilité d'une pierre et malgré ses efforts, nul cri d'enfant n'était venu troubler leurs nuits. Le temps avait mué l'espoir en une insidieuse rancœur, débouchant au final sur une haine quotidienne. Pas un jour, pas une heure sans l'agonir de reproches ! Au fil des ans, elle s'était refusée à lui, laissant son corps épanoui se dégrader, gagner en flétrissure ce que le sien prenait en embonpoint. Une course idiote qui l'avait conduit à fréquenter assidûment le zinc des cafés, et elle la pénombre des églises, la détresse des âmes perdues, jusqu'au marbre des cimetières, seule concession d'une vie sans reliefs…
- Ça recommence...
Il avait conservé le minuscule appartement du premier, juste au-dessus de celui de la concierge. Un deux pièces cuisine datant des années 60, une très belle réalisation de cette époque avant-gardiste, avec salle de bain et eau sur l'évier, mais qui, au fil des ans, ressemblait de plus en plus à un trou à rat déserté par la lumière. En été, parfois, les rayons du soleil pénétraient dans le salon-salle à manger étroit, déposant un peu de chaleur sur le linoléum craquelé et un semblant de couleur sur les murs. Il y faisait presque bon ! Mais ce soir, aux portes de l'hiver, l'endroit affichait une tristesse qui vous brisait le cœur et vous plongeait dans un abîme de mélancolie… Si encore il avait pu se déplacer ! Trois ans plutôt, il avait pour la dernière fois gravi l'escalier commun, dernière visite à un monde qui vivrait désormais sans lui. Le déambulateur assurait désormais ses rares mouvements, du lit à la cuisine, de la cuisine au fauteuil, du fauteuil au lit. Le médecin passait de temps à autre et à part lui et la concierge qui assurait son ravitaillement, il ne voyait plus personne…
- Ça recommence !
Pour la troisième fois, il prononça ces mots. La vieillesse, si avide de le déposséder de sa force et de ses sens, lui avait volé la vue. Malgré ses lunettes de myope, son univers se résolvait à un grand flou qu'il contrait en ingurgitant à forte dose les émissions de télévision des chaînes nationales, nez sur l'écran. Son odorat ayant abdiqué devant les interminables rhumes contractés dans les forêts, il ne lui restait que l'ouïe. Mais de ce côté là, tout allait bien. Même mieux, comme si la disparition des autres sens avait dopé ce dernier, maigre consolation d'une vieillesse naufrageuse. Et ses oreilles détectaient clairement qu'il y avait quelqu'un dans la cuisine ! Ce n'était pas la première fois qu'il entendait ce bruit, mélange de chuchotement et de frémissement. Depuis l'automne, cela se reproduisait chaque soir, presque à la même heure. Sylvain, courageux mais peu téméraire, avait crié plusieurs fois « Il y a quelqu'un ? », comme si un visiteur non annoncé allait lui répondre ! Avec prudence, il s'était à chaque fois avancé, le déambulateur devant lui dressé comme un bouclier, jusqu'à la petite pièce. L'ampoule jaunâtre sollicitée n'avait révélé qu'une alcôve culinaire triste, table en formica, cuisinière tachée, le tout cerné par un bandeau de carrelages lépreux. Mais ce soir, le murmure était plus intense...
Sylvain prit peur. Par deux fois, il avait alerté la gardienne sur ce phénomène. Mais la vieille chouette lui avait rit au nez. « Vous avez encore abusé du rouge » nasillait-elle en accompagnant ses paroles d'une torsion du poignet devant son nez vérolé. Abusé du rouge ! Encore faudrait-il que cette harpie lui en monte ! Depuis trois ans qu'il n'était pas sorti, il avait appris à se contenter d'eau du robinet, teintée parfois d'un mauvais Côte du Rhône, les rares jours de fête… Et maintenant, blotti dans ce fauteuil d'un autre âge, engoncé dans un peignoir élimé, seul, Sylvain avait la trouille. Oui, lui qui avait abattu des forêts entières, bravé des orages, jusqu'à tenir tête à sa femme, voici qu'il tremblait devant l'inconnu. Oh, ce n'est pas qu'il avait peur de la mort, car il s'était accoutumé depuis longtemps à l'imminence de son décès. Non, en fait ce qui le terrorisait, c'était le passage, la transition et son cortège de frayeurs et de douleurs inhérentes. Mais surtout les fantômes de ceux qui refusaient de mourir... Et là, dans cette cuisine sombre, cette rumeur qui couvait était comme une voix qui l'appelait, et cela n'augurait rien de bon. Parfois en tendant l'oreille, il arrivait à déchiffrer des fragments de phrase. « Oui, oui » revenait tout le temps. Puis des mots sans suite comme « filer », « vessie », « chute »… Une fois, il avait sursauté en entendant « cercueil » et « chandelle »… Et le pire de tous, un prénom, le sien : « Syyyyyyyylvaininin... ».
C'était la voix de Louise...
La cuisine se remplissait de ténèbres. Le froid d'octobre s'insinuait à travers les vitres, combattu à grand peine par le chauffage collectif et moribond de l'immeuble, d'un autre âge, comme lui. Au fur et à mesure que la noirceur gagnait, le bruissement gagnait en puissance. Ce soir, il prenait encore plus d'importance, comme s'il n'y avait plus une seule, mais deux personnes dans la minuscule pièce. Sylvain hésita sur la conduite à tenir. Il pourrait téléphoner à la concierge, mais il connaissait d'avance sa réaction. Il pourrait monter plus haut, appeler la police, les gendarmes, mais on rirait de lui et personne ne se déplacerait. Au bout de quelques secondes, face à cette voix occulte qui l'appelait, il sut qu'il était seul. Enfin seul, c'était une manière de parler... Le chuchotement s'amplifia. La voix de Louise, toujours et encore, venue lui demander des comptes...
Une flambée de courage lui fouetta les nerfs. En s'appuyant doucement sur ses avant-bras, il réussit à se mettre debout, tanguant comme un vieux rafiot au milieu de la tempête. Le déambulateur était à sa droite, il l'empoigna et le plaça devant lui. Soufflant quelques secondes, assurant sa prise, il l'avança d'une trentaine de centimètres, forçant ses charentaises éculées à suivre la cadence. Réunissant tout ce qui lui restait de courage, petit à petit, il s'approcha de la porte. C'est au moment où il allait poser le doigt sur le bouton de la lumière que les plombs sautèrent…
La panne était récurrente. Tout était pourri dans ce quartier et l'électricité n'en faisait qu'à sa tête. Sylvain, prudent, gardait toujours une bougie et une boîte d'allumettes sur la minuscule étagère de l'entrée, au cas où. Il s'en empara d'une torsion du buste, saisissant d'une main le cylindre de cire ainsi que la boite cartonnée, tout en conservant son équilibre de l'autre. Dans la cuisine enténébrée, le visiteur du soir parut remarquer sa présence. La voix monta dans les aigus, comme le prélude à une colère contenue. Sylvain perçut son souffle froid tandis qu'il assurait l'allumette et le grattoir entre ses doigts tremblants. Il fallait qu'il sache, il le fallait !
- J'arrive, sorcière ! jura-t-il entre ses dents restantes.
Et au moment où l'étrange harpie lui crachait son haleine glaciale au visage, il imprima un brusque mouvement à l'ensemble….
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L'homme en manches de chemise tapait comme un fou sur son clavier, désireux de finir à temps. Jetés sur l'à-plat du bureau, plusieurs dossiers béaient. Quelques instants plus tard, il soupira, glissant la main dans sa chevelure en brosse.
- Pfff, je n'aurai jamais terminé ce soir !
La porte s'ouvrit brusquement sur son collègue, hilare.
- Bon, tu viens déjeuner ?
- Je voudrais bien, mais j'ai encore une tonne de boulot.
- Tu finiras cela plus tard. Viens donc reprendre des forces. C'est quel dossier ?
- Le rapport Cogneray, le vieux qui…
- Ah oui, l'explosion du boulevard. C'est quoi la conclusion ?
- Le pauvre vieux n'a pas eu de chance. Il vivait au premier étage et ne sortait plus depuis trois ans. Depuis l'arrivée du froid, chaque soir, la concierge, à l'étage du dessous, se faisait chauffer du thé sur un vieil appareil mural au gaz. Oh, pas longtemps, quelques minutes. Hélas, avec le temps, une fuite s'était déclarée sur le réseau interne, dans les murs. Comme il n'avait aucune issue pour s'enfuir, le butane remontait le long de la colonne puis créait des émanations dans la cuisine du pauvre vieux. L'autre soir, elle s'est amplifiée démesurément. Une flamme, une étincelle et puis…
- Pas de chance ! On devrait raser tous ces vieux immeubles, ce ne sont que des sources d'ennui… Que dit le légiste ?
- Le vieux a été littéralement déchiqueté par l'explosion. Il n'a pas eu le temps de dire ouf. Étrangement, on n'a pas retrouvé la femme...
- Ah ! Ils étaient deux ?
- On a deux ados qui prenaient des selfies sur le trottoir d'en face. Juste avant la déflagration, on aperçoit une femme à la fenêtre, une septuagénaire à cheveux gris, l'air pas commode.
- C'était peut-être un fantôme ?
- T'es bête ! Tu crois encore à ces choses là ? Au fait, on mange quoi ce midi ?
- Du hachis !
- Eh bien cela nous changera, conclut l'homme en s'emparant de sa veste…
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